Manon Bertha, Le GRAIN, Octobre 2020
Le GRAIN participe à un projet européen de recherche-action (en partenariat avec le Léris) baptisé CETAL visant d’une part à soutenir des dynamiques communautaires en lien avec l’aide alimentaire et d’autre part, à analyser leur impact sur les participants en termes de développement de compétences[1].
La réunion de lancement du projet a eu lieu en France en mars 2020. Les partenaires et les représentants des associations bénévoles impliquées dans les quatre pays se sont rencontrés pendant trois jours de formation et de mise en réseau, partageant leurs expériences et leurs attentes concernant le projet.
Le présent article est issu de ces analyses.
Introduction. L’aide alimentaire, un point d’entrée vers l’émancipation ?
La base des services d’aide alimentaire consiste à fournir de quoi manger à ceux qui en manquent. Cela paraît simple. Dans l’urgence, permettre la réponse aux besoins de base grâce à des mécanismes de solidarité semble en effet primordial. Mais sur une perspective plus longue, cette approche minimale a de nombreux écueils. D’abord, elle maintient la dépendance entre le bénéficiaire et le service d’aide. C’est un peu le propos de l’adage qui veut qu’il vaut mieux apprendre à quelqu’un à pêcher plutôt que se borner à lui donner du poisson… Bien que cet adage soit peut-être maladroit (la personne en question mange-t-elle seulement du poisson ? Toute forme de don serait-elle donc à proscrire ?), il exprime quelque chose d’important : à terme, il vaut mieux fournir à quelqu’un les moyens de s’en sortir.
Ensuite, s’arrêter aux besoins alimentaires directs c’est aussi se fermer aux autres besoins de la personne concernée, nécessaires à sa dignité. Ces autres besoins peuvent être autant de chemins vers une plus grande maîtrise de leur vie (trouver sa place dans la communauté, gérer ses dettes, être accompagné(e) dans la parentalité, trouver un meilleur logement ou un logement tout court,…). Cela implique en quelque sorte une posture fermée vis-à-vis des personnes qui bénéficient des services d’aide. Fermée dans une relation unilatérale dont le sens est prédéfini : je t’aide, tu reçois. Cette fermeture empêche de mettre en lumière non seulement (1) la façon dont la précarité se décline dans la diversité des expériences des bénéficiaires mais aussi (2) de tirer de ces histoires individuelles des leçons quant aux dysfonctionnements structurels qui mériteraient d’être interrogés.
A contrario de cette approche minimale, les participants au projet CETAL considèrent que l’aide alimentaire peut et doit être conçue comme un point d’entrée vers l’émancipation et la capacitation des personnes. Elle peut servir ces fins de multiples façons.
Rendre les invisibles visibles
Les services d’aide alimentaires peuvent aller contre le phénomène d’invisibilisation des plus vulnérables[2]. En fournissant de l’aide à ceux qui n’ont aucune existence administrative, elle permet de rendre compte de leur existence, et de la quantifier. L’un des récits d’un participant italien en témoigne : « Personne ne savait qu’il y avait autant de SDF dans notre ville » jusqu’à ce que ces personnes se présentent à leur service. Or, en Italie, il semble que l’accès au logement conditionne fortement le statut de citoyen ; être sans domicile revient alors à ne pas être reconnu comme tel. Les services d’aide alimentaires peuvent donc rendre visibles les personnes qui restent habituellement dans l’ombre, ce qui permet non seulement de les aider, mais aussi de dénoncer les dynamiques dans lesquelles elles sont prises, de mettre en place des actions politiques, et ainsi de contribuer au changement.
Faire appel aux ressources locales
Les récits ont également mis en exergue le rôle d’ancrage des services d’aide alimentaire dans le tissu local. « Faire avec ce qui est là », « identifier et mobiliser les ressources disponibles » dans le maillage social local et dans les relations proches constituent, pour les parties prenantes du projet CETAL, un levier d’action privilégié. En témoigne par exemple l’un des récits qui mettait en scène un boucher livrant de la viande à un jeune voisin démuni pendant que la femme du boucher s’efforçait de mettre le jeune homme en contact avec les services d’aide sociale. Il n’est pas rare que des personnes proches (voisins, amis, familles,…) comblent les manquements de l’Etat, notamment en termes d’aide alimentaire. Si ces pratiques peuvent poser question (est-il juste de devoir assumer à sa place les responsabilités de l’Etat ?), elles sont en général considérées comme un levier d’action porteur d’espoir.
Une aide qui en amène d’autres
Différents récits montrent que l’aide alimentaire peut constituer une première étape vers l’émancipation, qui en amènera d’autres. L’un des participants en témoigne : « Au départ, on m’apportait de la nourriture, et puis petit à petit on m’a mené à participer à des activités de cuisine dans le quartier, puis à trouver de petits boulots comme tondre la pelouse d’un voisin ». La participation aux ateliers de cuisine, par exemple, permet à la fois de se fournir en nourriture, de s’impliquer dans un projet, mais aussi de développer des compétences utiles. Dans ces récits, les participants soulignent le pouvoir émancipateur du travail rémunéré, que ce soit pour des raisons pratiques (pouvoir s’acheter à manger) ou pour des raisons symboliques (plus de confiance en soi, sentiment d’avoir une place).
Une posture qui n’est pas anodine
Qu’ils la décrivent tantôt comme “humaniste”, “chaleureuse”, “ouverte”, “d’écoute” ou “d’accompagnement”, les participants semblent s’accorder sur le type de posture qu’il leur semble important d’adopter. Cette posture peut prendre corps dans de petits détails, et ce sont parfois ces petits détails qui font la différence : disposer les chaises en cercle plutôt qu’en assemblée devant un orateur, par exemple.
Faire confiance aux personnes et à leurs capacités : de là découle l’idée que les personnes n’ont besoin d’aide que pour trouver les ressources qui leur manquent, et qu’ils restent les plus à même de savoir quels objectifs ils veulent poursuivre. En témoigne, par exemple, le récit d’un participant bulgare, pour lequel il s’agissait d’accompagner des parents en devenir (en leur fournissant une aide matérielle), malgré leurs doutes quant à leur capacité à accueillir un enfant dans la grande précarité. Accompagner, plutôt qu’aider : là réside, pour ce participant, la clé de cette posture.
Cela ne veut pas dire que les personnes ne manquent jamais de compétences, mais qu’il s’agit d’aider les personnes à améliorer leurs conditions d’existence de la manière qui leur semble à eux la plus appropriée, plutôt que de faire à leur place. Une telle aide peut prendre des formes variées : développement de compétences, fournir du matériel qu’ils pourront utiliser eux-mêmes (par exemple, pour rénover leur lieu de vie) ou faire le lien avec d’autres services.
A contrario, des participants ont évoqué la difficulté, pour certains bénévoles ou travailleurs, de ne pas poser de jugement moral sur les choix des bénéficiaires : « Il ose venir alors qu’il roule en Peugeot ? », « Quand on n’a rien, on accepte ce qu’on vous donne, un point c’est tout ! ».
Des compétences pour l’émancipation
Ces jugements moraux contribuent à la stigmatisation des personnes bénéficiant des services d’aide alimentaire. Or,
La stigmatisation empêche d’agir et de se sentir légitime pour accéder à une alimentation de qualité. Ce sentiment d’illégitimité est souvent renforcé par des discours, parfois de bénévoles d’associations de solidarité estimant « qu’ils devraient déjà être content d’avoir ça ». Sortir de cette place assignée fait face à de nombreux obstacles et les expérimentations menées dans différents lieux ont pour objectif de faire accéder à une meilleure alimentation des personnes en situation de précarité. Mais quelques questions se posent. Ces expériences restent-elles des expériences ou permettent-elles de véritables évolutions et changements sociaux, notamment en termes d’accès à une alimentation de qualité des personnes ? Permettent-elles l’augmentation de leurs compétences sur ces questions, donc de gagner en autonomie et souveraineté ? Permettent-elles de les rendre durablement actrices de la transition ? (Poujol, 2020)[3]
Ces questions sont à l’origine du projet CETAL, lancé par nos partenaires français du Léris. Suivant Virginie Poujol, directrice de ce centre de recherches et à l’initiative du projet CETAL, nous faisons le pari que l’aide alimentaire peut être vectrice d’émancipation si elle favorise le développement de certaines compétences. Le projet européen vise donc en premier lieu à développer les compétences émancipatrices des bénéficiaires. Ces compétences sociales et organisationnelles, celles relatives à la pensée critique et créative (identifier des enjeux collectifs, analyser des situations insatisfaisantes ou aliénantes, appréhender des contradictions, imaginer des possibles,…) ainsi que les compétences techniques qui seraient pertinentes dans le cadre d’un projet spécifique, comme lancer un potager collectif, planifier la réorganisation d’un service,… contribuent, chacune à sa façon, à une plus grande autonomie dans la vie. Le projet vise également à développer les compétences des travailleurs et des bénévoles (pour un accompagnement émancipateur des bénéficiaires des services d’aide alimentaire), travail qui sera l’objet d’un guide en cours de rédaction.
Car les approches « par compétences » (que l’on parle de l’enseignement, des formations ou du monde du travail) ne sont pas forcément émancipatrices. Comme je l’écris dans l’étude sur les notions d’empowerment et de compétences :
[Certaines approches des compétences] consistent à concevoir les capacités des personnes de manière abstraite et théorique, en dehors des contextes dans lesquels elles sont mobilisées et mobilisables. [Dans l’enseignement] les référentiels de compétences vagues ou, à l’inverse, les référentiels qui contiennent plusieurs centaines de compétences décontextualisées (et se recoupant souvent, sans que les modalités de ce recouvrement, celles de l’acquisition de ces compétences ou celles de l’évaluation du niveau de maîtrise ne soient claires) en sont un exemple, dénoncé notamment par Stroobants (1998, 2007b). […]
[A l’inverse, il est des approches qui] appréhendent les compétences (avant tout) au travers de mises en situations et/ou visent la valorisation des compétences acquises en dehors des contextes formels d’apprentissage (école, formation). Plutôt que de vérifier l’existence ou l’absence de certaines compétences données a priori, il s’agit plutôt, dans ces approches, d’un processus inductif partant, avec optimisme, de ce qui est « déjà là ». Ce processus part du postulat que les personnes disposent toutes de compétences, mais que la reconnaissance de ces compétences, d’une part, peut être empêchée ou favorisée par le contexte et, d’autre part, qu’elle ne peut se faire que de manière située, c’est-à-dire toujours en référence à la situation dans laquelle la compétence s’exerce […]. Une telle conception est donc à l’opposé des « référentiels de compétences » décontextualisés qui sont mobilisés dans l’enseignement.
Ainsi, certaines compétences s’expriment plus facilement dans d’autres contextes que les contextes formels d’apprentissages, où elles ont tendance à être invisibles[4]. On constate aussi, dans ces approches, une attention portée aux attitudes qui participent à créer des contextes propices à l’épanouissement des compétences (confiance, bienveillance) (Darquenne, 2019; Fourez et al., 2006).
Les approches émancipatrices des compétences et du pouvoir d’agir s’appuient pour partie sur des valeurs similaires : elles visent tant à augmenter les capacités des individus qu’à encourager (en partie du moins) l’auto-détermination (bottom-up). Dans les deux cas, on ne part plus d’un idéal spécifique d’individu compétent et autonome (conception que l’on pourrait qualifier d’autoritaire, car elle repose sur l’idée d’un individu qui est plus ou moins compétent selon les référentiels et les modes d’évaluations, et qui est autonome au sens néolibéral du terme c’est-à-dire qu’il est le seul responsable des vicissitudes de sa vie).
D’une part, il s’agit plutôt de considérer les compétences négligées par les évaluations formelles, qui sont différentes et différemment exprimées d’une personne à l’autre et qui sont rendues visibles en situation, par des mises en récits ou des mises en situation concrètes. D’autre part, dans ces approches, la référence à l’autonomie des personnes est conçue en termes émancipateurs, elle implique des droits (aux ressources aussi bien qu’aux conditions économiques, sociales et culturelles qui permettent de faire de réels choix) et une responsabilité collective (non plus individuelle) pour les différentes formes de vulnérabilités qui sont subies par les individus.[5]
Outre les deux objectifs qui visent directement à développer les compétences ayant un potentiel émancipateur, le projet CETAL vise également à favoriser l’appropriation de ces expérimentations de solidarité alimentaire par les personnes concernées afin qu’elles correspondent à leurs besoins et qu’elles en deviennent autrices et actrices (sans tomber dans l’injonction à la participation), ainsi qu’à augmenter l’inclusion dans un territoire et par ce biais la participation à l’élaboration de projet politique sur l’alimentation (Poujol, ibid.).
Permettre aux travailleurs et aux bénévoles d’augmenter les compétences concrètes des personnes, faire en sorte que tous puissent agir sur les conditions concrètes qui leur permettent d’exercer ces compétences en les accompagnant dans un plaidoyer politique : si tous les ingrédients semblent présents pour une aide alimentaire davantage émancipatrice, il reste à voir si et comment les ateliers prévus dans les 4 pays nous permettront d’atteindre ces objectifs.
NOTES / REFERENCES
NOTE 1. Plus d’infos dans l’édito de cette newsletter et sur http://www.legrainasbl.org/index.php?option=com_content&view=article&id=627&Itemid=291
NOTE 2. Une étude sur cette question de l’invisibilisation de certains publics et leur silenciation est actuellement en cours au GRAIN et sera publiée fin de cette année.
NOTE 3. D’après un document de travail rédigé par Virginie Poujol du Léris.
NOTE 4. Ce que, comme nous l’avons vu précédemment, Fourez et ses collègues appellent d’ailleurs « des compétences négligées par l’école ».
NOTE 5. Voir l’étude rédigée à ce sujet : « Les capacités des individus en contexte. Une revue de la littérature sur les notions d’empowerment et de compétences » (Bertha, 2019) : http://www.legrainasbl.org/index.php?option=com_content&view=article&id=622:les-capacites-des-individus-en-contexte&catid=10&Itemid=128