Des compétences émancipatrices

 

 

       I.            Pourquoi travailler à partir de compétences émancipatrices ?

 

La stigmatisation empêche d’agir et de se sentir légitime pour accéder à une alimentation de qualité. Ce sentiment d’illégitimité est souvent renforcé par des discours, parfois de bénévoles d’associations de solidarité estimant « qu’ils devraient déjà être content d’avoir ce qu’ils reçoivent ». Sortir de cette place assignée fait face à de nombreux obstacles. Les expérimentations menées dans différents lieux ont pour objectif de faire accéder à une meilleure alimentation des personnes en situation de précarité. Mais quelques questions se posent. Ces expériences restent-elles des expériences ou permettent-elles de véritables évolutions et changements sociaux, notamment en termes d’accès à une alimentation de qualité des personnes ?

Permettent-elles l’augmentation de leurs compétences sur ces questions, donc de gagner en autonomie et souveraineté ? Permettent-elles de les rendre actrices, durablement d’un changement de société ?

 

Ce projet vise le soutien et le renforcement des compétences à travers un parcours d’expérimentation pour contribuer à leur émancipation. Ce faisant, nous visons l’inclusion sociale des personnes les plus vulnérables, notamment par leur contribution à l’élaboration des politiques alimentaires, tant au niveau local qu’au niveau européen.

Les objectifs de notre projet sont :

– Augmenter les compétences et les connaissances des personnes en situation de précarité sur leur autonomie/émancipation en termes d’alimentation (capacité à poser un diagnostic, compréhension des enjeux, capacité à se repérer dans le temps, aller chercher de l’information, comprendre le système alimentaire…, et plus spécifiquement les femmes qui participent activement aux actions de solidarité alimentaire mais restent bien souvent à la marge quand il s’agit de contribuer aux politiques alimentaires.

– Augmenter les compétences des bénévoles, pour un accompagnement émancipateur et en tant qu’acteur à part entière de la transition,

– Observer et rendre visible / valoriser l’acquisition de compétences pour les personnes en situation de précarité dont les femmes (reconnaissance sociale),

– Favoriser l’appropriation de ces expérimentations de solidarité alimentaire par les personnes concernées afin qu’elles correspondent à leurs besoins et qu’elles en deviennent autrices et actrices (sans tomber dans l’injonction à la participation),

– Augmenter l’inclusion dans un territoire et par ce biais la participation à l’élaboration de projet politique sur l’alimentation.

 

Pour mener ce travail, nous avons choisi de regarder précisément ce qu’il en est des compétences qui permettent l’émancipation individuelle et collective : il s’agit de reconnaître les compétences des personnes au-delà de leur situation de précarité, pour valoriser leur capacité à être des citoyens actifs. Par ailleurs, pour que ces changements soient durables, il est important de considérer de manière spécifique le passage de l’émancipation individuelle à l’émancipation collective, afin de changer durablement les situations. Les compétences nécessaires à ce passage sont donc la pierre angulaire de ce projet.

Ces compétences doivent permettre de développer l’esprit critique en matière d’alimentation mais plus globalement en matière de citoyenneté, c’est-à-dire de leur permettre de participer de manière efficace et constructive à la vie sociale et à s’engager dans une participation civique active et démocratique.

Notre Philosophie :

L’émancipation individuelle et collective doit permettre le développement de biens communs, l’égal accès à la nourriture quelle que soit sa situation sociale, faire les bons choix pour soi et pour la société, retrouver de l’estime de soi, l’autonomie alimentaire (qui restera à définir). Il ne s’agit pas d’orienter les personnes vers une certaine vision de ce qui serait juste, mais de construire les capacités avec eux pour faire les bons choix et ne pas se réduire aux choix auxquels on se pense assigné (par exemple : « je vais à Aldi parce que ma condition de pauvre l’oblige »). L’objectif est donc de permettre la sortie du stigmate de la précarité.

 

    II.            Le développement des compétences

A.     Éléments de définitions :

Dans le cadre de ce projet nous choisissons de nommer et travailler spécifiquement sur les compétences transversales des personnes. Pour préciser les choses, rappelons quelques caractéristiques du terme compétence que souligne Francis Tilman[1] :

« La compétence peut être définie comme « une aptitude à réaliser une tâche d’une certaine complexité ou à pouvoir résoudre un problème dans un contexte donné. La compétence est donc un savoir-faire ou un pouvoir-agir ».

Pour lui, la compétence est une combinaison de quatre registres de potentialités :

  • les connaissances, c’est-à-dire les informations, les notions, les procédures acquises mémorisées et reproductibles par un individu dans un contexte donné ;
  • les capacités, c’est-à-dire les opérations mentales, les mécanismes de la pensée que l’individu met en oeuvre quand il exerce son intelligence ;
  • les habiletés, c’est-à-dire les perceptions, les mouvements, les gestes acquis et reproductibles dans un contexte donné, qui s’avèrent efficaces pour atteindre certains buts dans le domaine gestuel (physique et manuel)
  • les attitudes, c’est-à-dire les comportements sociaux ou affectifs acquis par l’individu et mobilisables dans des domaines de la vie domestique ou professionnelle.

Un « pouvoir agir » n’est jamais dissocié des potentialités qui en permettent l’exercice. »

Nous rajouterions, avec Pierre Peyre, qu’une compétence doit être consciente (on parle alors de conscientisation[2]), mise en mot, afin d’être plus facilement mobilisable par la suite : « être capable de se forger une opinion. Elle suppose de savoir s’informer, de comprendre et d’analyser des informations, de mettre des informations en perspective et d’y réfléchir en les confrontant à des valeurs. Ainsi, nos opinions ne seront pas seulement des apparences de savoirs, mais des opinions argumentées[3]. »

La mise à jour de ces compétences contribue à l’estime de soi et la puissance sociale, et donc à l’émancipation.

 

Par ailleurs, les recherches en sciences de l’éducation distinguent plusieurs types de compétences :

Les compétences organisationnelles se définissent comme la capacité à coordonner et administrer des projets ou des budgets, dans son travail, lors d’activités bénévoles (par ex. la culture et le sport), ainsi que dans la sphère privée. On pourrait rajouter les compétences techniques dans le domaine de l’accès à l’alimentation, par exemple savoir cuisiner, jardiner…, elles contribuent dans une certaine mesure à l’autonomie des personnes, élément important dans le processus d’émancipation. Ces compétences « techniques », si elles paraissent éloignées à priori d’un travail spécifique sur l’émancipation, contribuent au processus global. Elles  sont des compétences plus facilement valorisables pour les personnes, et parfois peuvent être des paliers permettant l’accès aux compétences plus collectives.

Les compétences sociales se définissent comme la capacité à vivre et travailler avec d’autres personnes, à des postes où la communication joue un rôle important, dans des situations ou l’esprit d’équipe est essentiel (par exemple la culture et le sport), dans des environnements interculturels, etc. : « La compétence sociale des acteurs souligne notamment leur forte capacité à comprendre ce qu’ils font pendant qu’ils le font » (Peyre, 2000, p. 10).

Les « compétences psychosociales » sont, selon l’Organisation Mondiale de la Santé : « la capacité d’une personne à répondre avec efficacité aux exigences et aux épreuves de la vie quotidienne. Cette conception se rapproche de celle décrite par Francis Tilman des compétences transversales (cité par R. Darquenne, 2019, p.21). C’est l’aptitude d’une personne à maintenir un état de bien-être mental, en adoptant un comportement approprié et positif à l’occasion des relations entretenues avec les autres, sa propre culture et son environnement ». Cette approche semblerait limitative et ne pas permettre d’engager un processus d’émancipation. Néanmoins, l’OMS précise deux compétences qui éclairent autrement cette définition : « Avoir une pensée créative : la pensée créative contribue à la fois à la prise de décision et à la résolution de problèmes en nous permettant d’explorer les alternatives possibles et les diverses conséquences de nos actions ou de notre refus d’action. Cela nous aide à regarder au-delà de nos propres expériences. […] La pensée créative peut nous aider à répondre de façon adaptative et avec souplesse aux situations de la vie quotidienne. Avoir une pensée critique: la pensée (ou l’esprit) critique est la capacité à analyser les informations et les expériences de façon objective ».

 

Ce sont donc les compétences à l’articulation de ces trois dimensions que nous allons chercher à travailler avec les personnes. Le processus d’émancipation passe par de nombreuses dimensions, qui ne sont pas forcément linéaires et définitives, mais nous allons préciser deux moments indispensables de ce processus sur lequel nous allons nous centrer dans ce travail. L’une d’entre elle, indispensable, est le développement de l’esprit critique. Qu’entend-t-on par-là ?

« L’esprit critique ne peut donc qu’être défini par le degré de liberté et d’autonomie assumé par le sujet lorsqu’il entreprend de prendre position sur un objet, d’en dégager les enjeux, de se prémunir contre toute domination ou imposition intellectuelle et d’être convaincu, de la sorte, de l’utilité d’une telle démarche non seulement dans sa quête individuelle d’émancipation mais aussi dans l’utilité sociale du raisonnement produit. »[4] L’émergence possible d’un « esprit critique » est définie par Arnaud Fossier et Manicky comme « la constitution du sujet moderne, capable de se servir de ses facultés naturelles – mémoire, entendement, volonté – afin de produire un discours qui ne soit pas subordonné à des autorités auxquelles il aurait à se soumettre inconditionnellement » (Fossier, Manicky, 2007). Par ailleurs, « la pédagogie critique appelle une mise en tension des objets de transmission non pour les contester systématiquement mais pour en dégager les enjeux sans cesse réactualisés. » (op. cit.)

Le second, le travail des contradictions : la mise à jour du conflit consiste en une élucidation des enjeux différents selon les personnes ou groupes en présence. Il ne s’agit pas de valoriser les désaccords et la lutte pour faire dominer l’un sur l’autre, mais de voir le conflit comme une possible expérience de la liberté par l’expression de désaccords[5]. Cette expression, au-delà du renversement possible des dominations, permet le positionnement des personnes, de manière individuelle et collective, d’ouvrir la possibilité de sortir des places assignées et de modifier l’ordre des choses.

 

B.     Ce que l’on cherche : émancipation individuelle et collective

L’objectif de la méthode d’évaluation mise en œuvre à travers l’analyse des compétences est de suivre l’évolution des compétences développées par les personnes au sein du groupe local pendant l’expérimentation, et ce afin de :

– Repérer des compétences spécifiques qui pourraient être partagées,

– Repérer les besoins collectifs de compétences pour développer le projet,

– S’exercer à la mise en œuvre de ces compétences,

– Travailler ainsi sur le processus d’émancipation individuel et collectif.

Notre hypothèse : l’animation communautaire permet de favoriser le développement de compétences émancipatrices.

Les personnes ont des compétences souvent invisibilisées par la situation de précarité (dévalorisation personnelles, réponse aux attentes de la société qui positionne les personnes dans une posture de manque, manque de formation des bénévoles qui voient surtout les manques et non les ressources…). La démarche d’animation communautaire crée un climat de confiance qui permet de développement de l’estime de soi et la reconnaissance des personnes (qui font partie du préalable que nous nommons puissance sociale), fondations indispensables pour l’émancipation.

Il s’agit dès lors de rendre visible l’ensemble des compétences[6] et de les mettre au service de l’émancipation individuelle et collective qui pourrait passer par ces étapes :

  • Identifier ce qui ne nous satisfait pas, quels sont les problèmes pour nous
  • Comprendre le système qui nous régit / aliène,
  • Mettre en place des actions pour le faire évoluer,
  • Reproduire ce cheminement sur d’autres aspects.

C.     La méthodologie et les compétences visées

La méthodologie s’appuie sur un processus conscientisant : c’est en formulant et en visualisant les acquis que le processus d’émancipation se consolide. Ce processus est renforcé à la fois par les séances d’atelier et par les auto-évaluations. Les ateliers permettent la rencontre de l’Autre qui permet de conscientiser la similarité des vécus et la dimension collective du vécu.

Pour ce faire nous allons mettre en œuvre deux sessions de 6 ateliers de travail pour expérimenter de nouvelles modalités d’actions autour des questions d’alimentation, et ce faisant, de travailler le développement des compétences des personnes. Ces ateliers sont pensés pour travailler spécifiquement les compétences cités ci-dessous.

Pour les observer, nous allons mettre en œuvre deux outils :

– une grille d’observation de chaque atelier (animé selon une démarche identique dans tous les groupes), remplie par les animateurs,

– une fiche d’auto-évaluation remplie par les personnes à deux reprises : à l’issue de l’atelier 2 et de l’atelier 6. L’ensemble des personnes participant à l’atelier vont renseigner ces fiches (y compris les animateurs et les chercheurs).

 

Liste de compétences[7] :

Cette liste a été établie à partir de plusieurs livrets de compétences existants, et par la recherche-action menée par le Léris en 2015 – 2017 sur les compétences émancipatrices (en vert), en bleu, les compétences psychosociales de l’OMS. Nous les avons sélectionnés avec les partenaires du projet pour ne conserver que celles qui nous semblent essentielle pour l’émancipation  individuelle et collective (voir tableau ci-joint).

 

Compétences organisationnelles Organiser, structurer
Planifier, anticiper
Pensée créative Saisir les opportunités, s’adapter
Proposer des solutions
  Prendre des initiatives
  Être ouvert et imaginatif
Réflexion critique et analytique Observer / identifier les enjeux collectifs
Analyser les situations insatisfaisantes / aliénantes
  Questionnement « sur ce qui nous entoure » / appréhender les forces en tension / les contradictions
  Apprendre, se renseigner, être curieux
  Prendre des décisions
Compétences sociales Interagir avec les autres Être engagé, enthousiaste, disponible
Respecter les autres, être empathique
Travailler en équipe, coopérer
Argumenter
Mobiliser son réseau et ses ressources locales
Se positionner, travailler sur soi-même Se connaître soi-même (capacités, limites, motivations)
Estime de soi

 

 

  III.            Bibliographie

 

Darquenne Raphaël, Valoriser les compétences des jeunes, Enjeux et outils pour l’action sociale et éducative, 2019, Le GRAIN asbl

De Cock  Laurence, «Qui suis-je donc pour critiquer»? Quelques pistes de réflexion sur l’«esprit critique» à l’École en général et dans l’enseignement de l’histoire en particulier, La revue / carnet de recherche, À l’école de Clio, 2015

Fossier Arnaud & Manicki Anthony, « Où en est la critique ? » Tracés. Revue de sciences humaines, 2007, n° 13

Peyre Pierre, Compétences sociales et relations à autrui. Une approche complexe, Ed. L’Harmattan, 2000.

Poujol Virginie, « Aux risques de l’émancipation : le travail du conflit et de la norme », dans Marcel Jean-François et Broussal Dominique (dir.), Emancipation et recherche en éducation, Vulaines sur Seine, Ed. Le Croquant, 2017 : 105-124,

Poujol Virginie, « L’accès à la puissance sociale, une étape primordiale de l’émancipation », in L’Émancipation comme condition du politique, L’agir social réinterrogé,  Poujol et Douard (dir.), 2008, Edilivres.Darquenne Raphaël,

Tilman Francis, Définir les compétences transversales pour les enseigner,  Le GRAIN asbl, 13 octobre 2006,

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[1] Francis Tilman, Définir les compétences transversales pour les enseigner, Le GRAIN asbl, 13 octobre 2006, http://www.legrainasbl.org/index.php?option=com_content&view=article&id=137:definir-les-competences-transversales-pour-les-enseigner&catid=9&Itemid=103

[2] La conscientisation est définie par Freire comme le fait « d’apprendre à percevoir les contradictions sociales, politiques et économiques, et à agir contre les éléments oppresseurs de la réalité », Freire Paulo, Pédagogie des opprimés, Petite collection Maspero, 1974. Autre définition du Larousse : « Méthode pédagogique par laquelle l’éducateur prend comme support de son enseignement la réalité matérielle et sociale environnant le sujet, de façon à l’impliquer et à le motiver au mieux possible pour son apprentissage. »

[3] PEYRE P, Compétences sociales et relations à autrui. Une approche complexe, Ed. L’Harmattan, 2000.

[4] Laurence De Cock, «Qui suis-je donc pour critiquer»? Quelques pistes de réflexion sur l’«esprit critique» à l’École en général et dans l’enseignement de l’histoire en particulier, 2015, https://ecoleclio.hypotheses.org/350 :

[5] Deux références à ce propos : Nadeau, C. (2003). Machiavel : domination et liberté politique. Philosophiques,

30 (2), 321–351. https://doi.org/10.7202/008644ar et Marie Gaille, « Désir de liberté, citoyenneté et démocratie. Retour sur la question de l’actualité politique de Machiavel », Astérion [En ligne], 13 | 2015, mis en ligne le 04 juin 2015, consulté le 13 mai 2020. URL : http://journals.openedition.org/asterion/2623  ; DOI : https://doi.org/10.4000/asterion.2623

[6] Et notamment les savoirs d’usages (en référence à Eloïse Nez).

[7] Sources : http://www.ac-grenoble.fr/savoie/mat/group_de/relation.html